Vers un aménagement linguistique comparé

Jean-Claude Corbeil

Les textes ici réunis stimulent la réflexion sur la nature et la pratique de l’aménagement linguistique, autant par l’évocation des situations sociolinguistiques extrêmement différentes les unes des autres (du moins en apparence), par la description des solutions mises en place pour concilier l’usage de plusieurs langues dans des cas de multilinguisme, que par la présentation et la discussion des aspects théoriques et méthodologiques des problèmes linguistiques, culturels et politiques auxquels il faut trouver une solution.

Notre intention n’est pas de tenter une synthèse des contributions à cet ouvrage collectif : elle se transformerait rapidement en une sorte de court traité d’aménagement linguistique, du fait que les textes couvrent la presque totalité de la problématique du sujet. Nous nous proposons plutôt d’examiner trois thèmes qui nous semblent courir tout au long du texte, directement ou indirectement évoqués par les auteurs au fil de leurs exposés : le multilinguisme, la standardisation linguistique et la notion même d’aménagement linguistique.

Le multilinguisme

En général, le besoin de procéder à l’aménagement linguistique d’un pays découle de la coexistence de plusieurs langues sur le même territoire. Lorsque cette coexistence se transforme en concurrence, ou lorsque les diverses langues sont utilisées d’une manière symbolique pour faire émerger des tensions de toute autre nature, ethniques, économiques, religieuses, culturelles, politiques donc, ou lorsque, tout simplement, les locuteurs de chaque langue tiennent à conserver l’usage de leur propre langue et à l’affirmer comme langue fonctionnelle au sein de l’organisation sociale, il apparaît et il devient nécessaire d’intervenir politiquement dans le dossier linguistique. À la limite, on ne peut faire autrement que d’essayer de trouver des solutions réalistes, acceptables et applicables au multilinguisme, tel qu’il est vécu dans chaque situation particulière, car la manière dont les choses se présentent est toujours unique, originale, propre à un pays. Par contre, les questions qui se posent sont toujours les mêmes : faut-il conserver toutes les langues en présence, comment choisir si on doit choisir, quel statut juridique donner à chaque langue, ce statut juridique doit-il devenir un statut de fait, quelles dispositions concrètes doit-on arrêter pour faire fonctionner une société en plusieurs langues, à combien s’en élèvera le coût et quelles en seront les retombées sur l’économie générale du pays, comment contrôler les mesures prises? Somme toute, est-ce possible? D’où l’idée, la conviction en ce qui nous concerne, qu’il est possible d’élaborer une théorie générale de l’aménagement linguistique, dont découlerait une méthodologie suffisamment souple pour s’appliquer à des cas très différents les uns des autres. Nous évoquerons ce point par la suite. Pour l’instant, réfléchissons à ces interrogations à partir des textes précédents.

Peu d’auteurs évoquent le choix des langues. On dirait que la chose va de soi, du moins dans les situations ici évoquées. C’est donc, semble-t-il, la dynamique sociale elle-même qui fait s’imposer celle des langues auxquelles il faut attribuer un statut, en général par rapport à une langue véhiculaire principale. Citons quelques exemples. Au Canada et au Québec, le français et l’anglais sont seuls pourvus d’un statut, comme langues des communautés historiques : les autres langues, qui constituent la mosaïque culturelle canadienne et québécoise, sont prises en compte du seul point de vue culturel et scolaire, donc dans des domaines comme la radio, la télévision, l’école, les activités culturelles, etc., selon une stratégie qui varie d’un niveau de gouvernement à l’autre et d’un domaine à l’autre. En Espagne, il s’agit du statut du catalan, du galicien et du basque par rapport à l’espagnol. En Belgique, de la relation du flamand-néerlandais par rapport au français de la Belgique s’appuyant sur la France et le monde francophone. Le cas de la Yougoslavie confirme ce point de vue, puisque la constitution de la Fédération renvoie à la responsabilité des Républiques et des Provinces le soin de déterminer les langues auxquelles sera attribué un statut. Le texte même de la constitution n’identifie pas les langues officielles du pays (Bugarski). À ceux qui se demandent comment on choisit les langues à privilégier dans une situation de multilinguisme jugée excessive, l’ouvrage n’offre pas de réponse nette. On peut cependant déduire trois éléments qui déterminent la force d’affirmation relative d’une langue : elle doit être la langue d’une communauté soudée par un fort sentiment d’identité culturelle; cette communauté doit avoir les moyens de s’affirmer à l’égard des autres communautés constituant la Nation, en détenant d’une manière ou de l’autre un certain pouvoir de négociation, par le nombre de ses membres, l’activité économique, le savoir-faire politique, la participation au pouvoir, etc.; enfin, cette affirmation de la communauté doit avoir une forme quelconque de légitimité, reconnue par les autres groupes linguistiques, même de ceux qui seront éventuellement écartés, à cause de phénomènes aussi différents et subjectifs que le rôle historique, le rayonnement culturel, l’ascendant dans les jeux d’alliance, le niveau de développement de sa langue, c’est-à-dire sa capacité à être un instrument efficace de communication, etc. Le choix des langues sera donc judicieux pour autant qu’il confirmera un consensus social explicite ou tacite. S’il s’en éloigne trop, il y a de forts risques qu’il ne soit pas accepté et qu’on le remette en cause à la première occasion. S’il n’existe pas, il faut d’abord travailler à le créer, quitte à remettre à plus tard le choix des langues, lorsque la situation sera éclaircie et les rapports entre les langues mieux perçus et mieux acceptés par les citoyens. Le temps linguistique est à grande échelle.

La manière de définir le statut juridique des langues, notamment par rapport à la zone du territoire national concernée ou par rapport aux institutions touchées par les dispositions juridiques, est très variable. Les adjectifs qui servent généralement à désigner ce statut, par exemple officielle ou nationale, n’ont pas toujours le même sens, comme le signale Bugarski au sujet de la Yougoslavie. C’est l’un des nombreux problèmes de terminologie de l’aménagement linguistique qu’évoquent Daoust et Maurais dans leur article. D’après les cas décrits dans le présent ouvrage et en nous référant à d’autres pays, on peut retenir, au moins à titre indicatif, les manières suivantes de définir le statut des langues dans une situation de multilinguisme :

Le statut juridique des langues est nuancé par le statut de fait, jusqu’au point où un observateur pourrait évaluer qu’il y a contradiction. Tout ici est matière à appréciation, nuance, compromis, adaptation aux contraintes de la situation, et donc tension, réclamation, demande de modification au statut ou aux règlements. L’aménagement linguistique d’un pays est en mouvement perpétuel, le plus souvent au profit des langues sociologiquement privilégiées par la situation et au détriment des langues défavorisées, sous la pression de facteurs le plus souvent non linguistiques. La vigilance, la patience et l’entêtement sont de règle, surtout de la part des locuteurs des langues menacées, ce qui, évidemment, irritera toujours et partout les locuteurs des langues fortes.

Entre statut juridique et statut de fait, une première forme d’écart met en cause l’égalité de principe des langues. Ou bien, l’une des langues est plus égale que les autres, comme en Yougoslavie en faveur du serbo-croate. Ou bien, l’usage de l’une des langues est soumis à des conditions particulières, comme au Canada, et se retrouve, de facto, dans une situation minoritaire par rapport à l’autre langue. Une autre forme d’écart, beaucoup plus intéressante, découle de la distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel. Le Québec, par exemple, n’a pas voulu et ne veut toujours pas se déclarer institutionnellement, donc officiellement, bilingue. Par contre, il admet dans les faits l’usage de l’anglais, de deux manières différentes : l’anglais est la langue de la minorité historique du Québec, dont l’usage est admissible dans toutes les formes d’activités et dans tous les domaines d’utilisation qui se rapportent à l’affirmation de l’identité culturelle et des droits constitutionnels (canadiens) de cette minorité; par exemple l’école (système scolaire complet en anglais), la justice, la radio, la télévision, la presse écrite, les services de santé, l’administration municipale, etc. Le même principe guide la manière dont sont considérées et utilisées les langues des autres minorités du Québec, mais dans les domaines surtout culturels et scolaires. D’un autre point de vue, le Québec étant en Amérique anglophone, l’usage de l’anglais est nécessaire dans les communications externes et, en conséquence, l’exigence de la connaissance de l’anglais va de pair avec les exigences linguistiques des fonctions. C’est ce que nous appelons le bilinguisme fonctionnel. Dans cette perspective, le français est la langue commune de tous les Québécois, tandis que l’usage de l’anglais devient circonstanciel. Ces dispositions ne touchent évidemment que les communications institutionnelles, les communications individuelles étant laissées à l’initiative des interlocuteurs. Une dernière forme d’écart, plus délicate à apprécier, découle de l’usage généralisé d’une langue sans statut, à côté d’un usage relativement restreint de la langue officielle. Le cas que nous connaissons le mieux est celui de la Tunisie, où l’emploi du français est très répandu, dans tous les domaines et dans toutes les formes de communications, y compris l’administration de l’État et les discours politiques, alors que la seule langue officielle est l’arabe. On pourrait constater la même situation en Algérie. Sans doute cette manière de vivre le bilinguisme est-elle admise et constitue-t-elle en fait une stratégie d’aménagement linguistique, mais c’est une stratégie à double tranchant, puisqu’elle repose sur la contradiction entre le principe et la réalité.

Peu d’auteurs abordent directement l’analyse du coût du multilinguisme. Par contre, plusieurs décrivent les organismes chargés de l’application des politiques linguistiques et traitent de l’organisation administrative et scolaire qui découle du multilinguisme. De toute évidence, le multilinguisme entraîne des dépenses, de divers ordres : personnel de traduction et d’interprétation, formation de ce personnel, rédaction, révision, impression de tous les imprimés requis; textes juridiques et administratifs, formulaires, manuels divers, documents commerciaux, affiches, panneaux, etc., dispositions du système scolaire, notamment formation linguistique du personnel et préparation-édition du matériel scolaire. Nous arrivons à penser que l’aspect coût du multilinguisme est une sorte de tabou, pour ceux qui le prônent, dans la crainte qu’ils ont de voir ceux qui s’y opposent y trouver un argument de poids. L’analyse ne peut pas être strictement comptable, elle doit être du type coûts-bénéfices, en incluant dans les bénéfices la paix sociale et la création d’emplois. Nos collègues économistes devraient s’intéresser à cet aspect de l’économie nationale, régionale et mondiale, comme nos collègues démographes se sont intéressés à la démographie linguistique au point d’en faire une spécialité. Nous manquons vraiment d’informations et d’analyses comparées portant sur ce point précis.

Le multilinguisme est-il possible? À l’évidence, il faut répondre oui, possible en principe et possible dans les faits. Au terme d’une carrière consacrée à ce sujet, Mackey conclut qu’à travers le monde et les nations, ce sont les situations d’unilinguisme qui sont l’exception, le multilinguisme de fait étant la règle générale. Ce qui est difficile par contre, c’est d’organiser le multilinguisme d’une manière telle que les solutions deviennent des consensus collectifs et garantissent la paix linguistique au sein de la nation. C’est une des tâches principales de l’aménagement linguistique.

La standardisation

Nous passons ici de l’aménagement du statut des langues à l’aménagement des langues elles-mêmes, en tant que codes sociaux et systèmes de communication.

En général, on entend par « standardisation » l’effort de mise au point d’une langue standard, en se guidant sur une certaine norme linguistique dont le choix est préalable au travail technique lui-même. Nous réservons le terme « normalisation » pour désigner un processus d’ordre terminologique, dont l’objet est le choix explicite d’un terme à privilégier pour désigner une notion, par rapport aux synonymes attestés. Il s’agit donc en fait du même processus que celui qui a trait aux produits industriels, mais appliqué au vocabulaire. Notons que les Catalans appellent « normalisation » ce que l’on appelle ici « aménagement linguistique », comme le signalent Daoust et Maurais.

La langue standard se définit de par la convergence de trois éléments : la reconnaissance sociale d’un usage légitime de la langue, un travail technique de description de cet usage, enfin son illustration par l’art et ses emplois dans les communications institutionnalisées.

La description de l’usage légitime a pour résultat concret :

Certains de nos collègues identifient clairement, dans leur contribution, l’objectif à atteindre. Il s’agit, non pas de reconstruire la langue d’un groupe de gens de lettres, donc une langue d’élite, mais de définir et de décrire la langue à employer par tous les locuteurs, aussi bien parlée qu’écrite, une langue fonctionnelle, accessible et uniforme, susceptible de convenir à toutes les situations de communication contemporaines, une langue moderne comportant tous les registres et dotée des instruments de référence requis pour son usage, généralisé (Bastardas Boada, Bugarski, Rotaetxe, Deprez). Programme ambitieux, déjà réalisé par les langues des sociétés industrialisées, partiellement par des langues de grande diffusion comme l’arabe ou le chinois, réalisable pour n’importe quelle langue, si besoin en est et si la volonté politique et collective l’exige.

Le problème central, du moins la question qui préoccupe le plus les personnes qui s’intéressent à l’aménagement de la langue, est la variation des usages de la même langue et la manière de choisir une norme qui guidera le travail technique de standardisation et de normalisation.

Si on en juge par les articles de cet ouvrage, ou si on se reporte aux langues que nous connaissons, on arrive à conclure que cette norme est le plus généralement du type variationniste, c’est-à-dire construite sur l’amalgame de différents usages, selon une dynamique très instable au début du processus de standardisation, dont l’amplitude diminue au fur et à mesure que les forces de régulation linguistique se manifestent. À la limite, une langue est morte quand sa norme est parfaitement stable. Même le français, que l’on cite souvent comme exemple le plus parfait de la centralisation normative, a suivi et suit ce cheminement : forte instabilité normative au XVe et au XVIe siècle, stabilisation progressive du XVIIe au XIXe siècle, tentation de l’immobilisme au XXe, réamorçage du débat normatif avec l’actuelle affirmation des usages dits régionaux du français. Dans ce mouvement continu, nous croyons qu’il y aurait avantage à distinguer deux grands moments, pour clarifier les objectifs : une période d’élaboration des standards linguistiques, dont l’objectif est la réduction de la variation et l’étalonnement des usages par rapport à la norme admise comme centrale; une période d’affirmation de la norme, dont l’objectif est le maintien d’une stratégie de la variation par recherche d’équilibre entre intercommunication, manifestation de la personnalité et de l’identité culturelle, adaptation à l’évolution de la société. Donc une période prénormative où la variation est un obstacle et une période postnormative où elle est soit une nécessité, soit l’indice de la vitalité d’adaptation ou de création stylistique.

Quant à la manière de procéder à la standardisation, nous trouvons ici des témoignages qui inspireront ceux qui sont aux prises avec cette tâche. Par exemple, Bugarski et Deprez exposent clairement les avantages qu’il y a à maintenir le contact normatif entre l’usage national d’une langue et ses usages dans les autres communautés de la même langue, par exemple entre le néerlandais de Belgique et celui des Pays-Bas, tout en constatant que ce contact ne peut pas aller jusqu’à l’uniformité. Les Québécois considèrent de la même manière leur relation au français de l’Hexagone. Autre témoignage : les travaux de l’Institut d’Estudis Catalans, sous la direction de Pompeu Fabra, bien décrits dans l’article sur la Catalogne, donnent des indices très concrets sur la façon d’établir des standards variationnistes : pour l’orthographe, se fonder sur la prononciation réelle dans l’aire linguistique, en cherchant des formes graphiques qui n’entrent pas inutilement en contradiction avec les prononciations des divers dialectes de la même langue; pour la grammaire, admettre les formes les plus usuelles dans les principaux dialectes; pour le lexique, s’appuyer sur les formes communes, privilégier les mots à caractère unificateur, admettre l’apport des dialectes, exclure les dialectalismes particularisants, les archaïsmes trop marqués, les emprunts inutiles. Par contre, l’article sur le Pays basque montre bien les avantages et les inconvénients d’une norme unitaire, non variationniste et volontariste : elle est acceptée pour son pouvoir d’unification linguistique de la nation; elle est refusée soit parce qu’elle force brutalement l’évolution linguistique, soit parce qu’elle rejette dans un statut d’infériorité les dialectes exclus de la norme.

Partout, on conçoit que la diffusion des standards linguistiques se fera d’une part par leur enseignement aux enfants et aux adultes, aussi bien comme langue maternelle que comme langue seconde, d’autre part par leur emploi dans les communications institutionnalisées, celles de l’Administration publique, des médias, si possible dans les domaines de l’activité économique, des activités professionnelles, du travail, de la publicité, de l’affichage public, de la toponymie, etc. Par contre, on note généralement, aussi, que le principal obstacle à la diffusion des standards est le fait qu’ils sont mal connus ou ignorés des locuteurs eux-mêmes, dans le cas des langues en cours de standardisation, ou négligés de plus en plus dans le cas des langues normalisées, de par une sorte de crise mondiale et généralisée des langues, qui se manifeste, d’après les observateurs, par une baisse dramatique de la qualité de la performance linguistique moyenne des locuteurs (le volume précédent de la même collection a traité de ce sujet, sous le titre d’ailleurs de la Crise des langues). Enfin, dans la plupart des cas, un ou des organismes nationaux sont spécifiquement chargés d’élaborer, de diffuser et de faire respecter les standards linguistiques. L’évaluation de l’activité de ces organismes est cependant difficile.

La notion d’aménagement linguistique

En nous reportant aux différents contextes où l’expression est utilisée, dans cet ouvrage ou dans d’autres circonstances, il est possible de dégager quatre acceptions principales du terme « aménagement linguistique », réparties en deux catégories, une pratique et une théorique.

Le terme peut désigner les phénomènes eux-mêmes relatifs à la manière dont le multilinguisme d’un pays a évolué vers la réduction ou la coexistence des langues, ou ceux qui se rapportent à la manière dont la variation d’une langue s’est atténuée et structurée par l’émergence d’une norme privilégiée. Ces phénomènes peuvent s’être produits d’eux-mêmes, sous l’influence des forces sociolinguistiques primaires, par exemple l’unification politique d’un pays, l’accroissement des contacts entre les locuteurs des différentes régions par l’amélioration des moyens de transport, l’influence de l’usage de la langue dans les médias, la variété et la validité des instruments de référence, la qualité et l’intensité de la production littéraire, le prestige d’un texte comme la Bible pour l’hébreu, le Coran pour l’arabe ou la Divine Comédie pour l’italien, la décision de traduire la Bible en langue « vulgaire », etc. Ils peuvent découler aussi d’une intervention humaine délibérée, par exemple la promulgation d’un édit, d’une loi, d’un règlement, avec ou sans disposition d’application, avec ou sans organisme chargé d’en assurer le respect et de conduire les travaux requis à cette fin. Enfin, ces phénomènes peuvent être très anciens, comme la régression du latin en faveur des langues européennes modernes, ou se produire sous nos yeux, comme l’affirmation de la langue arabe dans les pays du Maghreb. Nous sommes ici dans le domaine des faits bruts, qui se sont produits depuis toujours, qui se produisent aujourd’hui et qui se produiront demain, qu’il y ait ou non un observateur pour en rendre compte.

On peut vouloir infléchir cette mécanique sociale, d’où un deuxième emploi de l’expression « aménagement linguistique » pour désigner l’intervention consciente dans les affaires linguistiques, soit de l’État, soit d’individus ou de groupes, dans le dessein d’influencer l’orientation et le rythme de la concurrence linguistique, le plus souvent en faveur des langues menacées, ou dans l’intention de façonner la langue elle-même, en la standardisant, en la décrivant ou en l’enrichissant lexicalement. Ici, le terme est pris au sens strict, pour désigner un processus volontaire de changement linguistique planifié. Le présent ouvrage apporte de nombreux exemples d’interventions de ce genre, dont on peut dire qu’en général elles sont efficaces, le cas le plus spectaculaire étant celui de la renaissance de l’hébreu comme langue du XXe siècle (Nahir), quoiqu’il y ait toujours des risques d’échec ou de succès mitigés, comme l’indique Lara. Remarquons qu’une fois l’intervention effectuée, la mécanique sociale continue d’agir et que nous revenons ainsi à la zone des phénomènes. Mais, cette fois, les phénomènes sont de deux ordres : les phénomènes primaires, auxquels nous avons fait allusion plus haut et qui continueront de jouer, et les phénomènes secondaires, ceux qui sont mis en marche par l’intervention humaine, dont on voudra évaluer l’efficacité et la pertinence. Faire le partage entre ces deux catégories de phénomènes n’est pas facile.

Nous arrivons ainsi à un troisième sens. On utilise aussi « aménagement linguistique » pour désigner la description des phénomènes dont nous parlons ici, qu’ils soient primaires ou secondaires. On passe alors du domaine du réel à celui de la connaissance. L’épistémologie nous apprend ici deux choses. La description des faits est tributaire de la manière dont l’observateur les regarde, tributaire donc du cadre théorique qui est le sien pour procéder à l’analyse et à la description des faits. En conséquence, le lecteur doit connaître ce cadre de référence, être en mesure de l’apprécier, se demander ensuite s’il convient à la description des faits, enfin évaluer la qualité de la description et la pertinence des conclusions qui en sont tirées. C’est l’exercice critique auquel tout lecteur s’est livré pendant la lecture des textes précédents. Force nous est de constater qu’en général, le cadre de référence théorique de l’auteur n’est pas explicite, ou qu’il est souvent éclectique, surtout en ce qui concerne l’aménagement du statut des langues.

D’où un dernier sens, où « aménagement linguistique » désignerait une partie de la sociolinguistique dont l’objet serait double : d’une part, étudier les phénomènes liés à l’évolution des situations de multilinguisme et de variation linguistique, d’autre part construire une théorie propre à rendre compte des faits, dont on pourrait tirer une méthodologie du changement linguistique planifié. En ce sens, l’aménagement linguistique en est aux balbutiements, sans doute parce qu’il faut quasi avoir été un praticien de l’aménagement linguistique pour tenter une théorisation de cet aspect de la vie des langues.

À la fin de la lecture de cet ouvrage, nous sommes frappés par la multiplicité, l’intensité, la complexité et l’efficacité à long terme des interventions dans le domaine des langues. Mais en même temps, nous constatons avec étonnement l’écart énorme qui existe entre la science linguistique et les faits qui relèvent de l’aménagement linguistique, dans un sens ou dans l’autre. La science linguistique s’est bornée à consigner le caractère social de la langue, pour ensuite se concentrer sur la description du système. Même la sociolinguistique actuelle est tributaire de cette option, puisqu’elle s’attache surtout à l’étude des valeurs sociales attribuées aux formes linguistiques déviant de la forme canonique. L’étude de l’aménagement linguistique ouvre une troisième voie, plus sociologique que linguistique en ce qui a trait au statut des langues, et plus linguistique que sociologique en ce qui concerne l’aménagement de la langue elle-même. Ce partage explique peut-être la difficulté de constituer une vraie science de l’aménagement linguistique, intégrée aux structures universitaires actuelles, fragmentées par disciplines et spécialités.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Vers un aménagement linguistique comparé », Politique et aménagement linguistiques, Textes publiés sous la direction de Jacques Maurais, coll. « L’ordre des mots », Québec / Paris, Conseil de la langue française / Le Robert, 1987, p. 553-566. [article]