Le régionalisme lexical  : un cas privilégié de variation linguistique

Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée

Il m’apparaît nécessaire, en guise de note préliminaire à cet exposé, d’indiquer rapidement les aires linguistiques que j’ai observées et dont la connaissance inspire les considérations soumises ici à votre attention.

En premier lieu, et bien évidemment, l’aire linguistique québécoise et canadienne  : d’abord, du point de vue de l’enseignement du français, langue maternelle, pendant sept ou huit années de carrière consacrées à la formation du personnel de l’enseignement primaire et secondaire; ensuite, comme linguiste considérant les choses dans le cadre strict du structuralisme, puis de la sociolinguistique; enfin, comme directeur de l’Office de la langue française, donc du point de vue de l’aménagement linguistique.

Ensuite, l’aire africaine  : d’abord, en ce qui concerne l’usage du français dans les divers pays de cet immense continent, grâce surtout aux travaux qui ont permis la préparation et la publication de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, ouvrage d’une grande importance tant théorique que méthodologique et qui sort la notion de régionalisme du strict cadre des relations du français central avec ses variations régionales ou avec l’anglais, donc de la perspective qui est en général la nôtre; mais l’aire africaine m’a aussi fait déboucher sur la variation des langues africaines elles-mêmes, y compris lexicale, mais cette fois-ci, dans l’optique de l’établissement d’une langue standard, donc en amont de la situation sociolinguistique des langues européennes (Corbeil 1984b, p. 60-68).

Enfin, l’aire arabophone, qui présente d’importantes analogies avec le cas du français, en ce que la langue arabe possède d’une part un standard bien établi (l’arabe classique), décrit par la tradition grammairienne, illustré par une littérature, cristallisé dans un texte religieux, le Coran, ce qui introduit une dimension sacrée dans le débat linguistique, mais langue qui possède aussi, d’autre part, des dialectes relativement éloignés de l’arabe classique, mais qui sont les véritables langues maternelles des locuteurs arabes, d’où une sorte de diglossie arabe classique/arabe dialectal fort mal analysée jusqu’à maintenant. De plus, le lexique de la langue arabe étant aujourd’hui déficitaire, surtout dans les vocabulaires de spécialités, beaucoup de lexicologues et terminologues arabes sont d’avis qu’on pourrait puiser dans la tradition et la créativité dialectales beaucoup de termes aptes à désigner des notions nouvelles. Nous retrouvons ici le problème de la relation entre langue centrale et langue régionale, mais cette fois sous l’angle de la contribution des lexiques régionaux au développement du lexique général de la langue.

Pour ma part, je tire de ce cheminement deux conclusions  : la variation linguistique est un phénomène universel et continu; la variation lexicale, donc ce que nous avons appelé jusqu’ici les régionalismes, n’est qu’un cas particulier de variation linguistique. Il m’apparaît également que l’une des tâches les plus importantes pour la linguistique d’aujourd’hui est l’élaboration d’une théorie et d’une méthodologie de la variation linguistique, applicable non seulement aux langues standardisées, mais aussi aux langues en cours de standardisation, donc en s’éloignant de l’eurocentrisme qui caractérise actuellement la linguistique.

Il y a donc trois aspects principaux au sujet qui nous occupe ici  : un aspect didactique, en considérant le rôle du dictionnaire comme instrument de référence dans l’enseignement de la langue maternelle et de la langue seconde; un aspect guide de l’usage pour l’emploi de la langue dans les communications institutionnalisées; enfin, un aspect stratégie de communication si l’on se place du point de vue de l’insertion des usages québécois dans l’ensemble de la communauté de langue française.

Ceci étant dit, jetons un coup d’œil, aussi rapide que critique, sur ce syntagme binotionnel régionalisme lexical, ce qui nous amènera à partager nos propos entre la notion de français régional et l’aspect lexical du français régional, donc la forme que devrait prendre un éventuel dictionnaire du français au Québec et, conséquemment, la méthodologie à suivre pour l’élaborer.

La langue est d’abord un comportement, c’est-à-dire un geste de communication entre personnes appartenant à une communauté linguistique, dont la taille peut varier considérablement soit d’après la mobilité de chaque individu, soit d’après la dispersion d’une même langue dans un espace plus ou moins grand, selon que l’observateur considère le locuteur ou le système linguistique.

Si l’on se place du point de vue de la communauté linguistique, c’est-à-dire du sociolecte, et non du point de vue de l’individu, donc de l’idiolecte, il apparaît que les comportements linguistiques sont soumis à une double dynamique, la variation et la régulation (Corbeil 1983, p. 281-303).

La variation provient de ce que chaque groupe de la société se caractérise par un usage particulier du code linguistique commun, dont l’écart par rapport à ce code peut être plus ou moins considérable et affecter l’une ou l’autre, ou la totalité des composantes du système linguistique, phonologie (donc prononciation et intonation), morphologie, syntaxe, sémantique (donc lexique). Deux observations, en relation avec notre propos, s’imposent ici. En se construisant, le structuralisme, puis ensuite la linguistique transformationnelle, ont éliminé de la notion de pertinence les phénomènes linguistiques qui ne modifiaient pas le contenu sémantique du message, donc tous les éléments liés à la variation sociale (Corbeil 1984a, p. 37). En conséquence, les linguistes ont peu réfléchi à la pertinence sociale des faits linguistiques; les notions les plus stimulantes sur ce point nous ont été fournies par des philosophes, par exemple la distinction entre expression et communication chez Gusdorf (Gusdorf 1952), par des anthropologues, par exemple la notion de modèle de comportement chez Linton (Linton 1959) ou par des sociologues, par exemple Bourdieu avec ses travaux sur la reproduction (Bourdieu 1964 et 1970) ou sur le marché linguistique (Bourdieu 1982). A contrario, l’analyse des fonctions linguistiques chez les linguistes, par exemple celle de Jakobson (1963), qui continue à être citée parce que c’est la seule connue, est strictement tributaire du circuit de la communication. Nous lui en avons substitué une autre, davantage sociolinguistique, (Corbeil 1980a, p. 75), où nous introduisons la notion de fonction intégrative, qui permet de prendre en compte le phénomène d’appartenance à une communauté linguistique, ou son contraire, le rejet, et qui peut expliquer le processus de modélisation du comportement linguistique de chaque locuteur.

Ainsi en arrive-t-on à la régulation linguistique, que nous avons définie comme « le phénomène par lequel les comportements linguistiques de chaque membre d’un groupe ou d’un infragroupe donné sont façonnés dans le respect d’une certaine manière de faire sous l’influence de forces sociales émanant du groupe ou de ses infragroupes » (Corbeil 1983, p. 283). Ce qui suppose qu’au sein du groupe, ou de chaque sous-groupe, un consensus s’est établi sur le modèle linguistique à suivre et que ce modèle est illustré soit oralement, par des locuteurs prestigieux (ceci est particulièrement important dans les communautés à tradition orale, exclusive ou dominante), soit graphiquement, par la littérature, mais aussi et peut-être surtout par les journaux. Il n’est pas nécessaire que ce modèle soit décrit pour qu’il fonctionne, mais on note que l’appareil de description joue un rôle normatif important lorsqu’il existe, surtout les grammaires et les dictionnaires. Selon la taille de la communauté linguistique, il existe plusieurs modèles linguistiques distribués dans deux directions, vers les groupes les plus petits (par exemple le français populaire de Montréal) ou vers les groupes les plus grands (par exemple le français dit international), ce qui nous amène à nommer norme le modèle linguistique dominant au sein de la communauté linguistique d’appartenance, infranorme le modèle linguistique de chaque groupe particulier et supranorme le modèle linguistique de la communauté linguistique dispersée. Cette multiplicité des modèles linguistiques crée un marché linguistique (Bourdieu 1982) où chaque comportement prend sa valeur, son prix; mais elle entraîne aussi un phénomène de concurrence sociolinguistique, dont nous avons ramené à quatre les principes dynamiques de fonctionnement  : le principe de convergence, le principe de dominance, le principe de persistance et le principe de cohérence (Corbeil 1983, p. 296 et suiv.).

Dans la perception de cette dynamique, l’aspect lexical, le mot, joue un rôle de premier plan, pour au moins trois types de motifs d’ordre différent, mais d’égale importance. Le lexique, tout comme la prononciation mais à un degré moindre, est un aspect externe du système linguistique, donc facilement repérable par les « étrangers », entendus ici comme étant ceux qui ne sont pas de la même communauté linguistique que le locuteur. Le mot est donc l’un des éléments qui sert de repère à la délimitation des zones de variation d’usages linguistiques et, en conséquence, à la classification des locuteurs dans l’une ou l’autre zone ainsi délimitée. Nous pensons que ceci se vérifie surtout du mot en tant que réalité sonore ou écrite (signifiant) et plus difficilement de l’aspect sémantique du mot (signifié), qui est du domaine implicite de la langue, donc moins facilement repérable de prime abord. Autrement dit, autant il est facile de repérer un mot propre à un groupe ou à un sous-groupe (débarbouillette et bobette, par exemple, ou boubou et couscous), autant il est difficile de déterminer si les mots ont réellement la même signification et la même connotation chez deux locuteurs de deux communautés différentes (torrent, ambassade, hirondelle, par exemple, mots en apparence inoffensifs, mais à sens différents, le premier entre le Québec et Paris, les deux derniers entre l’Afrique et l’Europe-Amérique). Il faudra tirer les conséquences méthodologiques de ce fait plus tard. D’autre part, la divergence des mots et des sens attribués aux mêmes mots complique ou perturbe la communication entre locuteurs de groupes différents. À l’intérieur d’une même communauté linguistique et, a fortiori, d’une communauté à une autre, la tendance à réduire ces divergences est directement proportionnelle à la fréquence des communications entre des locuteurs appartenant à des sous-groupes ou à des groupes différents. Ceci est l’une des causes principales du phénomène de la régulation linguistique, ici lexicale, et de l’uniformisation ou de la normalisation des vocabulaires de spécialités. Enfin, d’un point de vue complètement différent, on note que le vocabulaire, à cause même de son caractère explicite, sert de marqueur d’appartenance à une communauté linguistique particulière, de moyen d’affirmation face aux autres de sa propre identité culturelle (Corbeil 1984c) et, à la limite, d’instrument de lutte politique et idéologique, si l’on se rappelle, par exemple, l’emploi par des écrivains québécois du français populaire urbain comme moyen de faire prendre conscience de l’aliénation culturelle et économique de la nation québécoise, ou la tentative de créer un nouveau vocabulaire des institutions lors de la Révolution française, expérience reprise de nos jours par certains gouvernements africains. Nous sommes ici sur le terrain strictement sociologique, avec fortes retombées en lexicographie.

On comprend alors mieux l’engouement de presque tous les locuteurs d’une même langue pour cet aspect particulier de la variation linguistique et la fascination que le lexique exerce chez tous ceux qui s’intéressent à l’observation et à la description des faits linguistiques. Nous dirions d’ailleurs la même chose de la phonétique et de la phonologie. D’autre part, ce type d’étude est à la fois fragile, pour le linguiste lui-même et, à plus forte raison, pour l’amateur, mais en même temps absolument nécessaire.

L’étude est fragile si l’on prend comme point de départ la notion de français régional et la méthodologie des ismes qui en découle, comme on le fait le plus souvent. J’ai tenté récemment (Corbeil 1984a) d’expliquer pourquoi. Sans reprendre toute cette analyse ici, résumons-la tout au moins en quelques traits. 11 est difficile d’arriver à une définition de la notion de français régional qui résiste à une analyse critique attentive, autant pour la délimitation de l’espace ainsi circonscrit que pour le choix des critères permettant d’inclure ou d’exclure ce qui lui est propre  : force nous est de constater que cette notion n’est utile qu’à la condition qu’on n’y regarde pas de trop près, un peu comme nous le faisons de l’usage du mot mot, en sachant très bien qu’il est aussi flou que commode. Du point de vue méthodologique, le point de départ français régional nous fait déboucher sur la comparaison français standard/français régional, dont les deux termes sont imprécis, le français standard étant, lui aussi, une zone délimitée arbitrairement, surtout sur la base du français des locuteurs instruits des agglomérations urbaines de France, notamment Paris; pour comparer, il faut des données comparables et je ne crois pas que nous disposions aujourd’hui de tous les renseignements nécessaires pour comparer un à un les faits de lexique en usage dans les diverses communautés linguistiques faisant usage de la langue française. L’expérience de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire est une excellente démonstration de cette impossibilité. Enfin, la méthodologie des ismes repose sur la capacité de l’observateur à identifier tout ce qui est susceptible de varier, ce qui n’est évidemment pas possible  : nous faisons face à un nouvel arbitraire, celui du choix des éléments soumis à l’analyse. Enfin, cette méthodologie ne peut déboucher que sur la mise en relief des différences, avec comme conséquence l’hypertrophie de l’esprit de clocher au détriment de l’esprit de solidarité, ce qui caractérise et dessert déjà assez ce qu’il est convenu d’appeler la francophonie et, en particulier, les relations France-Québec.

Mais en même temps, cette étude est nécessaire, je dirais même indispensable. La raison essentielle, dont tout le reste découle, m’apparaît être la définition et l’illustration de la norme lexicale reconnue par la communauté linguistique d’appartenance, norme qui ne peut être celle d’une autre communauté, pour la raison fondamentale que la légitimité linguistique ne peut provenir que de la communauté elle-même, et parce que c’est le seul moyen d’intégrer au lexique, avec leur valeur exacte, tous les éléments de la culture de la communauté. La description du lexique doit alors être globale et inclure tous les mots en usage dans la communauté, avec tous leurs sens et indication de leur valeur sociolinguistique. Découlent de cette première raison deux autres motifs qu’il vaut la peine d’évoquer  : d’une part, le besoin d’une norme lexicale pour l’usage de la langue dans les communications institutionnalisées (en son absence actuelle, c’est ce qui explique que la Charte de la langue française donne à l’Office de la langue française un pouvoir de normalisation, pour éviter que des contestations juridiques se fondent sur l’usage parisien au détriment de l’usage québécois, par exemple pour l’interprétation du texte d’un contrat ou la désignation des produits de consommation); d’autre part, pour étayer le sentiment de sécurité linguistique des locuteurs québécois, surtout lorsqu’ils font face à des choix linguistiques et qu’ils cherchent sur quoi les fonder (Corbeil 1980b).

Sur quelles conclusions débouche-t-on lorsqu’on regarde les choses de la manière dont je l’ai fait précédemment? Voici celles que je vous propose.

Il me semble devenu nécessaire aujourd’hui, pour le plus grand profit de la communauté francophone globale, de redéfinir la notion de langue française commune pour la bien distinguer d’une part de la norme linguistique de la communauté de France (le français français), d’autre part du français décrit qui tend à se confondre avec cette norme. Le français commun devrait se définir comme tout et uniquement tout ce qui est commun aux locuteurs du français, indépendamment de la prédominance d’un usage sur tous les autres. Nous n’avons aucune idée de ce qu’est ce français commun, mais son existence est certaine de par le fait de l’intercompréhension des locuteurs francophones. Son affirmation claire aurait au moins l’avantage de remettre tous les faits dans la bonne perspective sociolinguistique, celle de la variation comme règle générale, avec l’économie du marché linguistique comme conséquence.

Deuxième conclusion  : il me semble qu’il nous faut abandonner le concept de français régional et la méthodologie de la comparaison qui en découle. Notre objectif doit être de décrire le français au Québec, exactement comme si nous étions la seule communauté linguistique de langue française qui existât, c’est-à-dire en y incluant tous les mots en usage, dont il faudrait faire soigneusement l’inventaire des sens et déterminer les connotations, en prenant comme norme l’usage légitime québécois. La comparaison avec la France et les autres communautés ne peut venir qu’après cet effort de description de notre propre usage. Les travaux en cours permettront de disposer de matériaux pour une telle entreprise.

Enfin, du point de vue de la communauté francophone globale, il faut travailler à discréditer l’idéologie d’une seule norme du français en faveur d’une vision réaliste des choses, qui est celle de l’existence de plusieurs normes légitimes de l’usage du français, avec, en corollaire, l’acceptation de la variation linguistique et une stratégie de communication neutralisant les variantes quand la situation de communication l’exige.

Bibliographie

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GUSDORF, G. (1952), La parole, Paris, P.U.F., 126 p.

Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (1983), Montréal-Paris, AUPELF-A.C.C.T., LIII + 551 p. (les lettres A-B, C-F et G-O ont paru en fascicules en 1980, 1981 et 1982).

JACOBSON, R. (1963), Essai de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 260 p.

LINTON, R. (1959), Les fondements culturels de la personnalité, Paris, Dunod, 125 p.

Discussion

Lionel Boisvert, Université Laval : Je suis bien conscient que nous sommes ici dans une situation formelle de discours, mais en vous écoutant — et je suis certain qu’on arriverait à la même conclusion après les interventions de l’ensemble des conférenciers québécois — je me disais que l’usage que vous pratiquez pourrait être à peu près adéquatement décrit par les dictionnaires et les grammaires « île-de-franciens » ou du français standard actuel. Alors, est-ce que cela reviendrait à dire que, dans une situation formelle de discours comme celle qui est la nôtre ici, ou au fur et à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des usages, même québécois, on ne tendrait pas à se rapprocher des usages décrits par les dictionnaires du français standard et, par voie de conséquence, est-ce que cela ne donnerait pas un semblant de légitimité à une démarche différentielle si, à partir d’un certain niveau, les usages québécois se confondent pour l’essentiel avec l’usage du français dit standard?

D’autre part, je suis tout aussi conscient qu’on peut hiérarchiser les usages québécois de façon interne. Je me demande cependant s’il serait raisonnable de penser qu’au niveau de ce qu’on appelle la supranorme tous les usages peuvent peser d’un poids égal. Est-ce que sur le marché ou la bourse aux usages, l’usage de la communauté la plus forte démographiquement, politiquement, économiquement, etc., ne sera pas toujours un peu plus égal que les autres et, finalement, ne jouira-t-il pas toujours d’un statut particulier qui fera qu’il sera toujours vu comme un point de référence pour l’ensemble de la communauté linguistique? Ce que vous appelez l’idéologie de la comparaison, que l’on rejette par la porte d’en avant, ne reviendra-t-il pas toujours par la porte d’en arrière?

Jean-Claude. Corbeil : Dans la première partie de la question, je pense qu’il serait utile de faire un commentaire d’ordre quantitatif, en ce sens que je ne pense pas qu’il y ait un très grand nombre d’éléments qui soient véritablement différents entre la communauté francophone du Québec et la communauté francophone européenne. Et je pense que cet aspect quantitatif est justement celui qu’il faut mettre en relief, parce que, si l’on prend une technique de type comparatif, on finira par faire oublier que la plus grande partie des éléments sont des éléments en commun et on finira par penser que la quantité ou l’importance des différences est plus grande qu’elle ne l’est en réalité. En fait, on peut essayer théoriquement de se faire une idée de la marge; mais, lorsqu’on écoute les discours des francophones parlant entre eux des autres, on se rend compte qu’ils sont toujours en train de mettre en relief l’importance de la différence et qu’en définitive c’est une sorte de sport national francophone que de dire  : « Vous ne parlez pas comme moi et voici la preuve de ce que j’affirme. » J’aimerais y substituer une autre manière de voir les choses qui est celle d’une description complète de chacun des usages liés à des communautés linguistiques qui intégrera la totalité des faits linguistiques eux-mêmes, y compris les éléments divergents, de manière à ce qu’on ait une très bonne idée à la fois de ce qui est commun et de ce qui est différent. Ce que je crains dans la technique de la comparaison, c’est, d’une part, son effet psychologique qui consiste à mettre en relief la divergence et, d’autre part, cette espèce de danger que l’on court d’une description qui sera partielle, en ce sens qu’pourvu qu’on puisse observer les faits, on peut les décrire, mais je ne sais pas jusqu’à quel point on sera capable d’observer toutes les variations sémantiques de tous les mots du français que nous pensons avoir en commun. C’est l’exemple de torrent  : est-ce que vraiment le mot torrent a le même sens pour un Québécois et pour un Français de Paris? En tout cas, d’après les conversations entendues par hasard en promenade, on a l’impression qu’il y a des divergences de sens, peu importantes, mais qui existent.

D’autre part, il est sûr et certain que l’usage légitime québécois a tendance actuellement à se coller ou à se regrouper ou à s’apparenter à l’usage légitime français. Mais ceci n’empêche pas le fait qu’il y a toute une série de phénomènes qui sont différents; à preuve, c’est que partout où je vais, on me dit  : vous êtes Québécois. Et malgré le fait que vous pensiez que je parle vraiment d’une manière neutre, je puis vous dire par mon expérience quotidienne que partout on me repère comme un Québécois. Il y a donc quelque chose dans ma manière de parler qui fait que les gens disent  : « Ça, c’est un Québécois. » Et au fond, nous avons des stratégies de neutralisation des variations. Lorsque je suis dans une situation formelle de communication, comme aujourd’hui, ou lorsque le hasard m’emmène dans un pays autre que le Québec, j’ai d’instinct la stratégie de neutraliser mes variantes et j’essaie de trouver des compromis autour de mots que, je pense, tout le monde comprend de la même manière que moi. Je dois me gourer de temps en temps, parce qu’il y a des bruits dans la conversation et qu’il y a des choses que les gens ne comprennent pas, parce que le mot que j’ai choisi n’était pas celui que je pensais qu’ils connaissaient. Il faut alors que j’en choisisse un autre. Donc je suis convaincu qu’il y a vraiment un ensemble de faits qui sont proprement québécois et que ce n’est pas avec la technique de la comparaison qu’on va pouvoir faire l’inventaire de la totalité de ces phénomènes-là. Et ce qui m’intéresse, c’est l’inventaire global du français québécois. Je sais bien qu’en procédant par comparaison on va ramasser beaucoup d’éléments qui nous permettront par la suite de faire le dictionnaire global. Et ce n’est donc pas, et loin de là, du temps perdu que de procéder à cette expérience et à ces travaux, bien au contraire. Mais, d’un autre côté, il faudra bien qu’un jour on fasse le vrai dictionnaire du français québécois, incluant la totalité des mots, des sens, des connotations, et qui soit conforme à ce que les Québécois veulent considérer comme étant leur norme à eux. Moi, je suis sûr que, dans un dictionnaire du français québécois, on serait obligé de mettre le mot fun et on ne pourrait pas en faire l’économie, mais on le ferait probablement suivre d’une mention quelconque du type populaire, familier, que sais-je? Tandis que, si je suis dans une perspective presque de rapprochement lexical avec la communauté francophone internationale, je vais éliminer le mot fun. Je vais le dire, lorsque je parlerai avec des gens d’autres pays avec qui je m’entends bien et avec qui je peux me permettre ce type de « laxisme » lexical. Je suis très préoccupé par le fait que la communauté francophone a comme un mauvais respect d’elle-même qui la pousse à se fragmenter par plaisir et c’est contre ce phénomène-là qu’il serait nécessaire de trouver le moyen de réagir en tant que spécialistes. Les anglophones ont développé une stratégie de la variation linguistique qui leur permet à la fois d’être extrêmement solidaires les uns les autres, et à la fois très tolérants à l’égard de leurs propres variations. Ils n’en font pas tout un plat  : ils savent qu’ils sont anglophones, ils se respectent dans leurs différences et c’est très rare qu’on les voit s’agacer les uns les autres au nom de leurs différences d’accent. Nous, c’est l’inverse  : il y a quasiment des messages qui ne passent pas, parce que les gens se bloquent les oreilles psychologiquement et disent  : « Ça, c’est un étranger. » La communauté francophone se fragmente par ce jeu qui en est un au départ et qui, en fin de compte, si on l’analyse attentivement, est une procédure de rejet des étrangers à l’intérieur de la communauté francophone; en fait, je pense que nous sommes plus spontanément xénophobes que la communauté anglophone.

Claude Poirier, Université Laval : J’aurai l’occasion de revenir lors de mon exposé sur plusieurs points, notamment sur ce que vous appelez la technique de la comparaison. Un premier élément de réponse est le fait suivant  : que vous fassiez un dictionnaire complet de la langue, le résultat en un sens sera le même si l’on veut absolument le voir de la même façon. On pourra toujours dire en France  : voilà, vous avez votre dictionnaire maintenant, vous avez votre langue à vous! Et je pense que c’est un aspect dont on a fait état dans bien des travaux. Donc, je ne retiens pas ceci comme un argument en faveur d’un dictionnaire complet. Je voudrais encore signaler deux choses. Tout d’abord, votre approche est strictement théorique; il n’y a aucune considération pratique dans ce que vous avez développé. Vous partez de la théorie et, sur ce point, tout le monde est d’accord pour dire qu’un dictionnaire complet est nécessaire, qu’il faut étudier les structures lexicales, voir les rapports entre les mots, etc. Il n’y a pas de problème de ce côté à mon avis. Le problème est de savoir comment on le fait. Nous, et bien d’autres, avons une approche pragmatique  : nous nous disons qu’on ne peut pas tout faire en même temps, qu’il faut bien commencer quelque part, mais en même temps s’assurer que la méthode que nous pratiquons n’empêche pas l’autre et y conduit même le plus rapidement possible.

Jean-Claude Corbeil : On aurait pu commencer par faire un dictionnaire global du français québécois, sauf qu’au moment où un certain nombre de travaux se sont mis en cours on n’était pas arrivé probablement, psychologiquement, à une notion de sécurité linguistique suffisante pour être capable d’entreprendre le dictionnaire du français québécois global. Et c’est pour cela! On a commencé par le dictionnaire contrastif parce qu’à l’époque où les travaux se sont mis en marche, c’était le type de travail et la manière de faire les choses qui prévalaient à ce moment-là. Or, nous en sommes maintenant arrivés à un moment où l’on voit très bien les limites de ce type de technique et, d’un autre côté, nous savons qu’il nous est possible aujourd’hui, psychologiquement, matériellement et intellectuellement, d’entreprendre un dictionnaire du français québécois absolument global. La méthode lexicographique est parfaitement bien connue; nous pourrions facilement avoir toutes les ressources intellectuelles pour le faire, sauf que nous n’avons pas commencé par ça, mais par autre chose.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Le régionalisme lexical : un cas privilégié de variation linguistique », La lexicographie québécoise : bilan et perspectives. Actes du Colloque organisé par l’équipe du Trésor de la langue française au Québec, Université Laval, Québec, 11 et 12 avril 1985, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Langue française au Québec », 3e section, 1986, p. 55-61. [article]