Le « français régional » en question

Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée

La publication récente de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (AUPELF et ACCT, 1980, 1981 et 1982) met en lumière, d’une manière saisissante, les ambiguïtés épistémologiques de la notion de français régional.

Pour diverses raisons, cette publication agit comme un révélateur qui accentue les caractéristiques de cette notion. D’une part, les auteurs ont pris grand soin de définir le concept de particularité, après consultation auprès de tous ceux qui s’étaient occupés de recherches analogues, notamment en France, en Belgique et au Québec : on peut donc dire que l’Inventaire est un point d’achèvement théorique et surtout méthodologique des recherches sur le français régional, comme on pourra s’en rendre compte à la lecture des introductions de chaque fascicule, surtout celle des fascicules I et III. D’autre part, les particularités inventoriées et traitées sous forme d’articles de dictionnaire diffèrent très souvent des cas généralement cités et connus, provenant des dialectes romans, de la créativité des communautés de langue maternelle française ou des emprunts surtout à l’anglais, rarement à d’autres langues, comme barrer la porte pour fermer à clé, érablière pour une exploitation d’érables, la poudrerie et les bancs de neige aussi célèbres aujourd’hui que les « quelques arpents de neige » de Voltaire ou encore la drave et les draveurs d’après un emprunt à l’anglais intégré au français du Québec. Dans l’Inventaire, les langues sources d’emprunts sont les langues africaines ou l’arabe (le plus souvent à cause du Coran), d’où des particularismes lexicaux du type boubou, banqui, cavacha, fondé, foufou, bana-bana, aïd-el-kébir, hadja; d’un autre point de vue, l’usage du français comme langue importée, signe de prestige et souvent langue de l’État, s’imprègne de l’imaginaire africain, s’enrichit de néologismes sous l’effet d’une dérivation plus spontanée parce que moins contrainte par la langue écrite, hésite sur la forme ou le sens de mots particuliers, de sorte qu’il devient difficile de distinguer l’écart de la faute, enfin intègre les particularités de toutes les autres régions francophones de par les apports des nombreux coopérants et experts qui viennent exercer des fonctions importantes dans ces pays, entre autre dans l’Administration publique et l’Enseignement supérieur. Citons quelques exemples, tels qu’on les trouve en feuilletant l’Inventaire. Exemples d’imaginaire africain : hirondelle, dans le sens de « oisif, instable », goélette pour une camionnette servant de petit car, dossier ou deuxième bureau ou ambassade dans le sens de maîtresse; exemples de dérivation : ambiancer pour « mettre de l’ambiance », détribaliser pour « enlever le caractère tribal », enceinter « rendre enceinte », entorser « faire une entorse à un règlement », compétir « participer à des compétitions » ; exemples d’écarts ou de fautes (qui le dira?) : divorcer transitif direct : divorcer sa femme, déguerpir « expulser, faire évacuer », d’où en dérivation déguerpissement pour « expulsion, expropriation » et déguerpisseur pour la personne chargée de faire « déguerpir » les gens; exemples de régionalismes d’importation : banque (fr. du Québec) pour « tirelire », bourgmestre (fr. de Belgique) pour « maire ou responsable administratif d’une commune », déjeté (fr. de Belgique) dans le sens de « en grand désordre », magasiner (fr. du Québec) pour « faire ses courses », déjeuner (fr. du Québec, de Belgique et d’ailleurs) pour « prendre le repas du matin ».

Comme on peut le voir par ces quelques cas, la publication et la lecture de l’Inventaire révèlent les problèmes théoriques et les difficultés méthodologiques de la définition actuelle de français régional. On arrive d’ailleurs à la même conclusion en consultant les travaux québécois, que ce soit des ouvrages lexicographiques comme les Régionalismes québécois usuels (Dubuc-Boulanger, 1983) ou des textes théoriques comme ceux de Boulanger (textes inédits), de Beauchemin (1976), de Dubuc (1979) ou de l’équipe du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) (Juneau et Poirier, 1979). Nous croyons donc le moment venu d’examiner d’un peu plus près cette question.

Nous procéderons en deux temps. Nous analyserons d’abord le concept de « français régional » de manière à faire apparaître l’analyse sociolinguistique sous-jacente. Puis, nous essayerons d’expliquer comment cette analyse est remise en cause par les recherches de la sociolinguistique contemporaine. Nous nous préoccupons surtout de déterminer s’il convient de poursuivre dans la voie connue du « français régional », avec ou sans modification, ou s’il vaut mieux ou devient nécessaire de changer d’optique et de terminologie. Notre intention n’est pas de résoudre le dilemme, mais, plus simplement, de le circonscrire aussi clairement et correctement que nous le pouvons.

Posons comme point de départ une définition du concept de « français régional », où se retrouvent les traits sémantiques habituellement associés à cette notion, soit la définition suivante : « Ensemble des traits linguistiques caractérisant la langue d’usage d’un espace géolinguistique (francophone ici), y compris tous les emprunts intégrés au système et acceptés par la communauté ». Cette définition est, en apparence, toute simple et elle correspond, dans son esprit, à la plupart des définitions qu’on a données de cette notion. Mais les choses se compliquent lorsqu’on commence à s’interroger sur certains éléments qu’elle contient.

Première question fondamentale : comment identifier ce qui est caractéristique d’un « espace géolinguistique »? En principe, il faudrait procéder à la description complète de l’usage linguistique de chaque région, après délimitation de chacune, pour ensuite les comparer une à une et faire ainsi apparaître ce qui les distingue. Quoique, même en procédant ainsi, on ne pourrait éliminer un certain arbitraire qui s’attache à toute tentative de description du réel, puisque, de quelque manière qu’on s’y prenne, la langue décrite est toujours moins riche que la langue vécue. En pratique, seul le français français est décrit complètement, synchroniquement et diachroniquement, de tous les points de vue : prononciation, morphologie, syntaxe et lexique. De plus, le français qui est ainsi décrit n’est que l’un des usages de cette langue par rapport à l’ensemble des usages au sein de la communauté linguistique de France, correspondant à celui des locuteurs instruits, en particulier de la région parisienne et au mieux des grandes villes de France, confirmé par son emploi dans les communications institutionnalisées et illustré par les bons auteurs. C’est celui que l’on trouve dans les grammaires et les dictionnaires et qu’on a fini par considérer comme étant « le » français, en confondant la description d’une partie du réel avec le réel lui-même. Nous devrons revenir sur ce point par la suite. En conséquence, l’identification de ce qui est caractéristique d’un autre usage s’effectue selon la méthode des « ismes » : faute de pouvoir comparer une description à une autre description, on évalue les faits linguistiques isolés, identifiés par simple observation, par référence aux ouvrages décrivant « le » français : ce qui s’y trouve est français standard, ce qui diffère est considéré comme une particularité, un canadianisme ou un belgicisme par exemple. Les malaises inhérents à cette méthode découlent de deux sources : empirisme du choix des faits linguistiques soumis à la comparaison et caractère sélectif des ouvrages de référence, puisqu’ils ne décrivent que certains usages parmi tous ceux qui ont cours. Dans cette perspective, la notion de « français régional » est conçue par opposition au « français standard », dans un rapport de subordination, de sorte que la légitimité de l’usage d’une région se trouve située en dehors d’elle-même, c’est-à-dire dans l’usage légitime français. De plus, la relation français régional/français standard appartient à la série des taxinomies dualistes, qui masquent la continuité des par1ers, tout comme le fait l’opposition « français populaire » par rapport au même français des manuels de référence (Bourdieu, 1983, 100). Enfin, puisque ce qui est conforme au français standard est passé sous silence, le français régional se réduit à un ensemble de traits distinctifs, avec l’inconvénient de mettre en relief ce qui sépare plutôt que ce qui unit, donc la division du monde francophone plutôt que sa cohésion. D’où, si on essaie de revaloriser la différenciation linguistique, l’obligation d’affirmer la nécessité de 1’intercompréhension des francophones entre eux et de se défendre de tout sécessionnisme linguistique (Bal, 1977 et 1981) au nom de l’intégrité de la « francophonie ».

Deuxième question : qu’entendre par « un espace linguistique »? Au sens strict, il s’agirait d’une région où l’on fait usage du français, comme le Québec, la Belgique ou l’Afrique. Mais déjà, la délimitation géographique n’est pas si simple : le Québec, de ce point de vue, comprend-il les régions d’expansion, comme l’Ontario et l’Ouest canadien? Faut-il distinguer l’Acadie du Québec : pourquoi, et où est la frontière? Autre cas : comme le montre l’Inventaire, l’Afrique se subdivise en pays ou en régions linguistiques, d’où certains particularismes propres à des zones plus petites et d’autres généralisés dans toute l’Afrique subsaharienne. On est ainsi amené à concevoir l’existence de sous-régionalismes par rapport aux régionalismes communs, eux-mêmes considérés comme particularismes par rapport au français standard. Autre aspect de la même question : que faire lorsqu’une particularité s’observe dans plusieurs régions, comme il arrive par exemple dans le cas de « septante », en usage en Belgique et en Suisse ou de « déjeuner » (prendre le repas du matin) qui se dit couramment au Québec et en Belgique et souvent en France, mais qui n’apparaît pas dans le français standard? Dans la pratique actuelle, on répète ces mots dans chaque lexique régional, comme s’ils étaient propres à chaque région, sans remettre en cause le français standard, qui pourtant apparaît bien alors comme n’étant pas le « français commun ».

Certaines particularités lexicales correspondent à des realia caractéristiques soit de la culture d’une région (organisation administrative, cuisine, etc.), soit de son environnement physique (climat, faune, flore, etc.), realia pour lesquelles le français standard n’a pas de mots. On ne conteste plus aujourd’hui la pertinence de ces régionalismes. Une question se pose cependant lorsque ces realia sont désignées par un emprunt et qu’il faut apprécier, au moment de la description, le degré d’intégration de l’emprunt dans le système de la langue, et, du point de vue social, le degré d’acceptation par les usagers. Ces deux aspects de l’emprunt ne doivent pas être confondus, le dernier étant, en général, le plus litigieux. Au Québec, toute la question des anglicismes gravite autour de leur acceptabilité et non de leur intégration : ainsi, braker, est bien intégré, mais il est contesté en faveur de freiner. D’où la nécessité, pour l’Office de la langue française, de définir et de proposer un « Énoncé d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères » (OLF, 1980). Même situation dans l’Inventaire. où de nombreux emprunts, à des langues africaines différentes, sont retenus pour l’expression de réalités africaines, avec cette fois comme problème la synonymie éventuelle des emprunts.

La dernière question que la notion de français régional pose est celle des faits linguistiques liés à la variation sociale des usages. Nous avons vu précédemment que le « français régional » se définit, en pratique, par référence à des ouvrages où est décrit le « français standard », qui est en fait un certain usage de la langue. En conséquence, les autres usages s’y retrouvent peu et sont, de ce fait, mal connus. Il devient alors difficile, surtout pour les non-spécialistes, de déterminer si un fait linguistique particulier est caractéristique d’un usage régional ou s’il ressort de la variation sociale. Par exemple, beaucoup de Québécois sont convaincus que les formes « a » et « al » pour le pronom féminin « elle » sont typiques de l’usage populaire québécois (du joual) alors qu’une étude de Bernard Laks (1983) démontre qu’elles sont utilisées en français populaire de Paris et y jouent le même rôle de marqueur qu’au Québec. Les cas semblables sont très nombreux. La conséquence en est qu’on intègre sous la notion de français régional un grand nombre d’éléments, qui en réalité ne sont pas régionaux, mais tout simplement exclus de la description du « français standard ».

En conclusion de cette première partie, on peut maintenant préciser les éléments de l’analyse sociolinguistique sur laquelle a reposé jusqu’ici la conception du français régional.

Le principe fondamental est celui de la prédominance normative de l’usage légitime parisien et français par rapport aux usages des autres communautés linguistiques extra-hexagonales, -dans le même esprit que par rapport aux « dialectes » de France à partir de l’Édit de Villers-Cotterêts (1539). Cette prédominance est confirmée par les ouvrages de référence, surtout les grammaires et les dictionnaires. Le concept-clé est celui de « français standard », confondu avec un usage social particulier du français, ce qui fait que, logiquement, les autres usages sont considérés au départ comme « non-standard » et doivent être légitimés d’une manière quelconque, ce qu’indique bien l’adjonction obligée d’un adjectif au substantif « français », dans des expressions comme « français québécois », « français populaire », « français familier », adjectifs qui n’ont d’autre fonction que d’autoriser les variantes par rapport au français standard.

Sur le plan théorique, le structuralisme a élaboré un modèle du système linguistique et une méthodologie descriptive corollaire dont le principe de base est la pertinence, définie par la fonction différentielle d’un élément linguistique par opposition à tous les autres, elle-même déterminée par le changement de sens qu’entraîne la substitution d’un élément à un autre lors de la comparaison de paires minimales. Dans ce modèle, la pertinence sociale n’est pas prise en compte, de sorte que les faits linguistiques de cet ordre sont considérés comme non-pertinents et éliminés de la description. Ainsi, par une autre voie, le structuralisme élimine du système un grand nombre de faits linguistiques, dont il devient alors impossible d’établir le statut puisqu’ils sont dans les limbes du non-pertinent.

On voit donc que la notion de français régional découle d’une part de la prédominance d’une norme centrale, d’autre part de la conception structuraliste du système linguistique.

Depuis quelques années, divers chercheurs ont été amenés à étudier la langue sous son aspect social, très souvent parce qu’ils s’intéressaient à d’autres phénomènes sociaux où elle joue un rôle important comme l’École, l’intégration sociale des minorités et des classes défavorisées, ou encore la définition de processus d’aménagement linguistique. Il se dégage peu à peu de ces recherches quelques grandes tendances qui ont et auront de plus en plus de conséquences sur la conception et l’existence même de la notion de français régional. Nous en ferons rapidement état.

L’un des concepts les plus stimulants, récemment proposé par Bourdieu et qui rejoint l’esprit des travaux de Labov et des variationnistes américains, est celui de « marché linguistique ». Synthétiquement, on peut le décrire de la manière suivante. Il existe au sein d’une société complexe des variantes linguistiques sociales qui coexistent soit librement, soit dans une relation hiérarchique lorsque l’une d’entre elles s’impose comme norme de l’usage reconnu, à l’occasion d’un processus d’unification sociale. Dans ce dernier cas, chaque variante se voit attribuer une valeur. Un profit de distinction récompense celui qui est capable d’employer l’usage légitime. Dans cette perspective, la langue apparaît comme une globalité sans division marquée et c’est la manière d’en faire usage, soit comme individu, soit comme groupe, qui est pertinente, puisque c’est elle qui a un prix. La compétence linguistique se définit alors non seulement par la maîtrise du système linguistique lui-même, mais aussi par la connaissance des règles sociales d’après lesquelles les usages sont évalués. Ces règles sont propres à chaque communauté linguistique. Dans le cas d’une langue de grande expansion, les usages légitimes des diverses communautés partageant la même langue sont dans la même situation que les variantes sociales au sein d’une communauté, soit en coexistence, soit en concurrence dans le cas des langues à forte normativité comme le français ou l’arabe. Par rapport à ce qui nous préoccupe ici, nous retenons de cette approche le fait que la légitimité linguistique première est celle de la communauté à laquelle appartient le locuteur, puisque c’est en elle que s’établit le marché auquel il participe, d’où la connaissance de la valeur attribuée aux divers comportements linguistiques par rapport à l’usage légitime et la capacité qui en découle d’orienter sa conduite.

Une autre orientation de recherche s’intéresse aux fonctions de la langue, non dans la perspective strictement communicative de Jakobson (1963), mais dans l’économie de l’organisation sociale. De ce point de vue, une distinction s’établit peu à peu entre fonction d’une part, domaine d’utilisation d’autre part.

Nous avons été amené à distinguer cinq fonctions sociales de la langue (Corbeil, 1980 et 1983) : les fonctions de communication et d’expression, qui sont corrélatives : s’exprimer, mais aussi se faire comprendre; la fonction esthétique, lorsque la langue est considérée comme un matériau dont on peut tirer des effets; la fonction ludique, lorsque la manipulation d’un système aussi complexe est source de plaisir et occasion de jeu. La dernière, et la plus pertinente à notre propos, est la fonction intégrative : l’acquisition de la langue maternelle et le partage des mêmes modèles de comportement linguistique sont les moyens les plus explicites et les plus efficaces de participer à la solidarité d’une communauté linguistique, de s’y intégrer et d’y être accepté. C’est pourquoi, dans toutes les sociétés, la langue apparaît comme le symbole premier de l’identité culturelle. La fonction intégrative s’exerce par zones concentriques d’intimité autour du locuteur : la famille, le quartier, la ville, la région, le pays, les autres pays de même langue. Des traits linguistiques, parfois différents, servent de signaux pour signifier l’intention d’intégration (ou de non-intégration, c’est le même phénomène) à ces milieux différents. Ainsi, les faits que l’on classe sous l’étiquette « français régional », sont, de ce point de vue, ceux-là mêmes qui sont utilisés comme marques d’appartenance à une communauté particulière ou qui servent, autre aspect, de moyens d’affirmation de l’identité culturelle. On s’éloigne alors singulièrement de la problématique normative esquissée précédemment.

La notion de domaine d’utilisation de la langue est toute simple : c’est le fait d’employer une langue et un certain usage de cette langue comme moyen de communication dans l’un ou l’autre des secteurs de l’organisation sociale, comme la vie familiale, le travail, l’éducation, l’administration publique, les médias, la publicité, etc. Dans les situations de multilinguisme, cette notion prend beaucoup d’importance puisqu’elle permet de déterminer le rôle social de chaque langue en présence d’après l’importance relative des domaines où elle est utilisée. Elle sert également à établir la distinction entre communications individualisées et communications institutionnalisées, selon que l’émetteur du message agit en son nom propre ou au nom d’une institution d’après la fonction qu’il y remplit. Les communications institutionnalisées exercent une pression déterminante en faveur de l’usage linguistique qui est le leur et jouent de ce fait un rôle important dans le processus de régulation linguistique, c’est-à-dire dans l’émergence d’un usage légitime. En conséquence, lorsque des particularismes sont intégrés dans les communications institutionnalisées, il y a de fortes chances qu’ils soient considérés comme acceptables, qu’ils soient régionaux ou non.

Enfin, notons un dernier courant de recherche, même s’il n’est pas encore parfaitement bien circonscrit : celui des études de stratégie linguistique. Il provient de deux sources distinctes. D’un côté, l’existence de variantes au sein d’une même langue oblige chaque locuteur à définir sa conduite linguistique au coup par coup, en fonction de facteurs que l’on essaie actuellement d’identifier et d’évaluer, comme la situation, l’objet de la communication, la relation entre les interlocuteurs, etc. De l’autre, la coexistence de plusieurs langues sur un même territoire oblige également les locuteurs à choisir l’une des langues disponibles lors de chaque acte de communication et même au cours de l’échange verbal, puisqu’on peut passer d’une langue à l’autre durant la conversation (code switching) : l’étude des critères de ces choix se poursuit et il semble bien que la motivation socioéconomique d’une langue (ou d’un usage d’une langue) et la capacité terminologique de chacune soient des facteurs déterminants. Les notions de continuum linguistique et de diglossie sont très significatives de ce courant. L’attention porte alors, non pas sur le statut des faits linguistiques par rapport à une norme, mais sur les motifs de la conduite langagière des locuteurs.

Une nouvelle analyse sociolinguistique se définit donc peu à peu autour de quelques idées maîtresses.

Chaque société détermine son propre processus de régulation des comportements linguistiques et, pour chaque langue, affirme l’un des usages existant comme usage légitime, expression synthétique qui, selon le point de vue, signifie : modèle de comportement, critère d’évaluation des autres usages, norme prescrite pour les emplois ritualisés de la langue. En d’autres mots, chaque communauté détient en elle-même les sources de sa propre légitimité linguistique et n’a pas à les chercher au dehors.

L’identification de la fonction intégrative de la langue, de même que l’examen de son influence sur l’usage du locuteur selon les milieux auxquels il s’intègre, successivement et/ou occasionnellement, nous fait prendre conscience d’un phénomène important : le locuteur sait comment parler ou écrire selon les milieux et les circonstances. Ce que l’on appelle la norme linguistique est donc quelque chose de plastique et non une prescription rigide définissant le bon et le mauvais.

On rejoint ainsi l’idée de continuum linguistique : les variantes d’une même langue ne sont pas discontinues. Il serait plus juste de les considérer comme sous-ensembles de traits particuliers greffés sur un noyau commun, lequel assure à la fois l’appartenance à la même langue et l’intercompréhension des locuteurs faisant usage de variantes différentes.

Nous arrivons ainsi à penser qu’il devient de plus en plus difficile de justifier le concept de « français régional », et nécessaire de modifier notre manière de voir les choses.

Au moment de la description, il faut considérer la langue de chaque communauté linguistique en elle-même comme un tout, comme un système linguistique autonome. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’il devient possible de faire la comparaison des descriptions entre elles, même si l’opération comporte des difficultés et des limites, et possible alors de dégager ce qui est commun de ce qui est particulier. Ce qui revient à dire qu’il faut, non pas faire l’inventaire des particularités d’un usage par rapport à une norme et à des instruments de référence, mais décrire, même partiellement, l’usage légitime de chaque communauté et le système de valeur qui lui est associé : c’est le seul moyen d’obtenir dans chaque cas des descriptions cohérentes, d’identifier de la manière la plus sûre et la plus exhaustive les éléments d’un système particulier et d’aboutir à une comparaison qui ne soit pas arbitraire et hasardeuse.

Cette manière de voir les choses nous amène également à redéfinir le français commun ou, plus exactement, la notion même de langue française. Le français n’est pas ce que l’on trouve aujourd’hui dans les grammaires, les dictionnaires ou les traités de prononciation : ce n’en est qu’un aspect, qu’un emploi parmi d’autres, choisi comme objet de description pour des raisons précises et particulières à la situation linguistique de la France. Plus précisément, le français, c’est cela et autre chose. C’est la somme de tous les usages des locuteurs de cette langue, répartis en sous-ensembles intégrés et dotés chacun d’une valeur. Le français commun est alors vraiment, au sens strict, ce qui est commun à tous ces usages, qui n’est pas toujours ni nécessairement inscrit dans les ouvrages actuels de référence, où sont confondues description du français commun (description du système général de la langue française) et description du français français.

Enfin, le critère géographique n’est que l’un des critères possibles. On peut se demander si les critères d’appartenance sociale ne fourniraient pas une vue plus réaliste de la dynamique du système linguistique de la langue française. On pourrait ainsi voir si et comment les usages légitimes de chaque communauté tendent à se rapprocher d’une même supranorme et examiner si ce sont des éléments de même nature, sinon de même forme, qui différencient les infragroupes de locuteurs au sein de l’une ou de l’autre des sociétés.

Bibliographie

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Le “français régional” en question », Langues et cultures. Mélanges offerts à Willy Bal, vol. 2 : « Contacts de langues et de cultures », Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, vol. 9, no 3-4, p. 31-44. [article]